Si échanger c’est donner en vue de recevoir (réciprocité qui fonde les échanges), tout échange est, par définition intéressé. Or, s’il y a un ou des intérêts(s) à échanger, c’est qu’on suppose qu’on peut en tirer un certain profit ou encore un gain. On échangerait donc dans le but de gagner, c’est-à-dire posséder ou s’approprier ce dont on était privé.
Mais si échanger, c’est gagner, que gagne-t-on à échanger ? De quel gain s’agit-il ? Il peut s’agir dans un premier temps d’un gain matériel qui s’illustre surtout dans les échanges économiques ou financiers. Mais on peut évoquer la possibilité d’un gain spirituel ou moral à travers l’échange d’opinions, d’idées et de pensées (ex : enrichir et élargir ses connaissances à travers le dialogue et le débat). Est-ce à dire pour autant que tout échange soit synonyme de gain ? N’y a-t-il pas un risque de perte, d’aliénation (perte de liberté) et de déshumanisation inhérent à tout échange ? À quelles conditions un échange peut-il être et demeurer un gain ?
1- En quels sens peut-on parler de gain ?
Selon Claude Lévi-Strauss trois niveau d’échange sont au fondement de toute société : l’échange matrimonial, l’échange économique et l’échange linguistique.
A- Le gain matériel. Est rendu possible par les échanges économico-financiers qui structurent chaque société Il s’agit d’un gain matériel ou de marchandises qui trouve son origine aussi bien dans le troc (forme naturelle de l’échange économique) que dans le commerce (forme artificielle de l’échange économique). Il y a gain matériel car il assure la survie de l’espèce humaine (échange qui correspond d’abord à une nécessité vitale). Mais au-delà des exigences vitales il permet aussi un certain bien-être, un confort. À noter que ce type d’échange e double d’un gain politique : l’échange de biens et de richesses permet d’entretenir des relations pacifiques (Montesquieu).
B- Gain spirituel (ou moral). L’Homme est un être dont la nature est d’échanger d’abord et avant tout parce que c’est un être parlant (« homo loquax »).Or, parler, c’est communiquer, entrer en contact avec l’autre, pas seulement dans le but de leur transmettre des informations, mais surtout dans le but d’enrichir et d’élargir ses pensées, ses connaissances. Kant, dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? montre que c’est l’échange et la confrontation à la pensée des autres qui nous assure de la justesse de nos propres pensées. À quoi bon penser si l’on est pas sûr que ce que l’on pense est vrai et légitime ? À quoi bon penser, si c’est pour rester prisonnier d’erreurs et de préjugés ? Une pensée authentique suppose l’échange avec d’autres pensées que la mienne. Il montre aussi que l’ampleur de notre pensée dépend aussi de nos échanges avec d’autres pensées qui me permettent d’étendre mes connaissances et mon savoir. La nécessité des échanges linguistiques s’illustre de façon encore plus évidente dans les échanges culturels qui permettent une véritable ouverture à d’autres façons de vivre, de penser et de sentir que celles auxquelles nous sommes habitués.
C- Est-ce à dire que l’échange est pour autant systématiquement synonyme de gain ? Gagne-t-on toujours à échanger ? N’existerait-il pas un risque inhérent à tout échange d’être manipulé aliéné, asservi ? Pire : ne perdrait-on pas plus qu’on ne gagne à échanger ?
2- Que perdrait-on à échanger ?
A- La logique du profit. Tant que l’échange économique répond à nos besoins, il n’y a pas de problème. Mais quand il n’a plus pour fin de nous permettre de vivre ou de survivre, quand l’échange se fait en vue de s’enrichir alors les échanges économiques deviennent excessifs. Aristote par exemple critique que la chrématistique : quand l’argent est à la fois le point de départ et la fin de l’échange (spéculation). Il y a alors danger car l’accumulation illimitée de richesses se fait au détriment d’un véritable rapport à l’autre et à soi-même.
B- Le potlatch (M. Mauss).L’échange est un moyen pour une tribu de montrer sa munificence, sa supériorité par rapport aux autres tribus. On n’échange pas pour assurer sa subsistance, mais pour témoigner de sa puissance politique. L’enjeu de l’échange est politique : surenchère de dons et de contre-dons. Étrangement, ce type d’échange incite au gaspillage. Plus on peut gaspiller et détruire ce que l’on donne, plus on est puissant. Ainsi, il y a bien plus dans l’échange que dans un certain usage de ce que l’on échange.
C- Le problème posé par la rhétorique. On peut échanger et débattre (dans le cadre d’échanges linguistiques) dans le but de terrasser son adversaire. Voir le Gorgias de Platon et la distinction entre persuader et convaincre. Persuader, c’est flatter, séduire, manipuler et instrumentaliser l’autre. Si, en apparence, l’échange peut être un facteur de cohésion et d’union, il peut s’avérer être un élément de division pour, là aussi, dominer au mépris même de la vérité. À quelles conditions peut-on alors penser un échange qui soit et demeure un gain ?
3- La condition pour que l’échange soit un gain
Si échanger est un phénomène constitutif de notre humanité (Aristote : l’homme est naturellement politique), il est cependant nécessaire, pour que cela soit toujours le cas, que l’échange réponde à certaines exigences. Il y a nécessité de régler les échanges pour permettre à chaque individu de réaliser son humanité. Ce n’est pas pour autant l’échange qui doit être remis en question, que ceux-là mêmes qui échangent. Dans quel but et à quelles fins échangeons-nous ? C’est la question fondamentale.
Or, la notion de gain suppose qu’on aurait toujours plus au terme de l’échange qu’avant. Le gain engendre l’idée d’accroissement et le risque que certains soient lésés. Pour éviter une telle situation, il faut alors penser le gain non comme un profit, au sens économique du terme, mais comme une enrichissement mutuel. Chacun trouve un intérêt à accepter l’échange ais ce profit doit prendre la forme d’une équivalence, sans laquelle l’intégrité et la dignité d’autrui ne sont pas respectées. Ce que l’on peut repérer aussi bien en ce qui concerne les échanges économiques que les échanges linguistiques, notamment à travers ce que Platon nomme le dialogue.